Il y a quelques semaines, je me suis laissée invitée dans une institution brestoise, discrète et feutrée : l'Armen.
Le chef propose une carte brestoise en diable, une posture collant à la peau rugueuse de la ville et de ses ports comme un gant. Pour en profiter pleinement, il faut comprendre le chant du pont de recouvrance et les arcanes des perpendiculaires de Siam, savoir que cette ville vous aligne d'un uppercut, avant vous bercer tendrement contre son cœur.
C'est là toute la démarche d'Yvon Morvan : domestiquer toute la ferveur populaire des plats mythiques de la rade (ceux que mon arrière-grand père dévorait déjà à grosses bouchées il y a un siècle) et faire d'eux des dioramas splendides et maîtrisés.
Ce midi là, nous avons avons longtemps hésité entre céder à l'appel de la criée et celle du kig a farz revu et corrigé. Mon comparse étant novice dans ce dernier domaine, je lui ai promis de l'emmener dès qu'il pleuvra dans un des derniers repaires de recouvrance à le servir.
En entrée, j'ai retrouvé le goût du vrai bouillon de poissons, débarqués du bateau, cuisinés dans la journée avec une belle dominante des poissons de roche et de petits crustacés, et un travail sur les épices puissant et nuancé. Deux petits éléments m'ont particulièrement charmés. Un numéro complémentaire de bigorneaux sur pain toasté (mon coquillage fétiche). Ce qui a fini de me ravir, ce sont les trois petites îles cotonneuses dans mon assiette : de petites bouchées de riz, me ramenant directement 20 ans plus tôt, quand j'étais trop petite pour manger du poisson et que mon père me servait des louches de riz, inondées d'armoricaine brûlante.
Regardez juste un instant ce rouget et dites moi que vous n'êtes pas ému. Qui sait encore le présenter en bellevue (c'est le nom de ce type de découpe permettant de départir plus aisément des arrêtes), l'accompagnement de légumes en mirepoix ne gâchait rien au poisson, une performance de haut vol quand on sait la délicatesse du rouget.
En dessert, nous ne sommes rués sur les premières pêches de la saison, heureuses et vivaces dans un sirop très légèrement mentholées. C'était si proche dans l'esprit de celles que mon arrière-grand mère réalisait avec le concours d'une des grandes passions de toute mémé bretonne, le fruit en boîte (je vous en parlerai un jour certainement).
Nous sommes restés discourir devant un moka (le café pas le gâteau soyons sérieux!), heureux, écumant nos fortunes de mer. Nous nous laissions dériver dans une après midi du samedi, claire et venteuse. Nous réalisâmes une fois de plus que les hasards de la vie, nous avaient emportés très loin de la rue de Siam avant de nous y ramener. Que nous avions passé l'aube du siècle à nous fréquenter en creux, sans nous voir, et ni deviner les empreintes de l'autre. Il restait juste la mémoire commune des lieux, de la carte océanographique et du territoire.
Pour la première fois de l'année, je revêtais ma robe blanche, j'en repassais des broderies anglaises du doigt. J'avais foutrement vieilli entre les ventrées familiales et les plats de l'Armen. Pour Miossec, "la mélancolie, c'est communiste, tout le monde y a le droit de temps en temps", mais ça vous rattrape dans le luxe sourd des étoilés et vous ramène au bout de la table de votre cuisine. Entre un lieu et l'autre, c'est de la folie comme ça tabasse.